C'est le moment de feuilletonner...
L'auteur berricho-tourangeau Jérémy Bouquin l'a bien compris et vous entraine dans un polar sombre, en temps réel.

Un feuilleton polar, créé spécialement pour le Confi-blog de La Bouinotte… C’est le pari, avec ce roman noir planté du côté de Levroux, dans l’Indre, dont il va nous livrer un épisode chaque jour.
Pas de titre pour le moment. A vous de trouver !! On attend vos propositions sur notre mail : la-bouinotte@orange.fr, ou sur les réseaux sociaux de La Bouinotte.
Jérémy Bouquin
Autodidacte, réalisateur de courts et moyens-métrages, Jérémy Bouquin est auteur de romans policiers, nouvelles noires. Il a participé à deux recueils de nouvelles black Berry, éditions La Bouinotte. Sous l'alias Jrmy, il est scénariste de la Bd polar Le Privé. Mais dans "la vraie vie", Jérémy est travailleur social.
Son site : http://jrmybouquin.free.fr

Épisode 7
Un bistrot…
« La petite auberge », rue du château. Ces volets rouges, un petit établissement coquet sur la départementale, collé dans une rangée de maisons, typique du coin. Fleuri, avec sa petite terrasse devant sur le trottoir en pavés. Quelques bacs de fleurs pour égayer l’ensemble, histoire aussi d’isoler le lieu de la route. Un réverbère, la nuit pour donner un peu de lumière. Un peu plus loin, le château.
C’est onze heures, d’habitude l’apéro.
Là, pas grand monde dans les rues, des silhouettes qui errent tout de même, reviennent de Levroux, où ils ont fait des courses, certains avec des coffres bien remplis, stock de pâtes, des boules de pains, du papier toilette en pagaille…
La patronne est là, joviale, un peu tendue. Surprise, elle voit débouler Raoul le maire et un drôle de zig qui semble être le nouveau curé.
Confinement oblige, elle termine une belle affiche où elle indique la fermeture exceptionnelle.
« Au vu des derniers évènements patati patata, grise sanitaire … patati patata, fermeture... Jusqu'à nouvel ordre. »
Point !
Elle termine. Elle relit, ne trouve pas de faute, cela serait la honte…
« Nouvel ordre. » Depuis la veille, l'expression du président est dans toutes les bouches. « Nous sommes en guerre », comme une volonté de mobilisation générale.
Une guerre sans nom, sans coup de canon.
Silencieuse. Troublante.
Bref !
Le temps de se poser au comptoir en bois, Charly découvre les lieux, charmant aussi à l’intérieur, son carrelage rouge, le plafond couvert de lambris, l’alignement de tasses et de verres derrière le bar, des tables couvertes de toiles cirées, avec les chaises en bois alignées, comme dans son gite. Une auberge ! Comme on peut l’imaginer.
Le tableau ardoise est rentré, écrit à la craie blanche le dernier plat du jour, celui de dimanche. Un poulet rôti et ses pommes aux fours, un Valençay comme fromage et une part de tarte à la rhubarbe maison.
La télé au fond résonne dans le rade vide. D’habitude à cette heure-là, on se presse pour dresser quelques couverts, on y trouve des ouvriers du coin qui connaissent l’adresse, quelques amoureux, des touristes égarés venus pour visiter le château.
Là : personne.
La patronne est dévastée, son mari est le cuisinier de la boutique. Elle va pour biger Raoul, elle hésite un moment, lui l’encourage. Il n'est jamais avare de « câlins » comme il dit. Puis les gestes barrières…
Elle l’embrasse comme du bon pain, cherche à savoir ce qu’elle doit faire quand elle se tourne vers le curé. Elle préfère lui sourire.
Jacotte, qu’elle se surnomme.
C’est comme cela que le maire, comme son époux en cuisine, l’appellent. La voilà qui cause sans s’arrêter. Elle pense à son congélateur, ses viandes qu'elle a fait rentrer, la camelote, il y a en a pour une petite fortune…
Elle est complètement abattue. Son mari derrière, les bras ballants, le tablier tiré sur un ventre imposant, la barbe épaisse, semble tout aussi terrassé.
Raoul tente de la rassurer comme il peut.
- On trouvera une solution, tu congèles et on fera un banquet quand tout cela sera passé. On doit soutenir l'économie locale ! Le voilà qui fait de la politique. Il s’enflamme presque.
Il se voit déjà comme le Roosevelt du moment, explique qu'il faut se serrer les coudes. Pourtant personne n'a idée de ce qui va se passer.
Jacotte, dans les bras de Raoul, sort un paquet de Kleenex, souffle dedans puis ramasse ses grosses larmes.
- Vous êtes le nouveau curé ? elle demande. Histoire de changer de sujet.
Charly acquiesce un signe de la tête.
Raoul explique en gros. Le père est là pour l’intérim, parle aussi de la centenaire qui vient de les quitter…
Cela impose un nouveau silence.
- C’est mieux pour elle, finit par dire Jacotte, depuis le temps qu’elle souffrait.
Elle tape dans ses mains, vire derrière le bar, dégaine des verres :
- Vous buvez quoi ?
Les sourires reviennent, les affaires reprennent. Elle n’attend même pas la réponse, elle la connaît déjà. Elle sort une boutanche de derrière les fagots, du blanc sec, la tisane du maire. Du Vernou ! Évidement.
Il vient là pour y déguster son ballon tous les jours ! Son médicament ! Un truc qui combat le Corona !
- Un nom de bière pour une maladie, lance le mari dans la cuisine. Il sort son nez et pas avare d'une bonne petite blague, balance : pour deux Corona achetées ! une mort subite !
Douteux comme humour, mais Raoul se marre !
- Santé !
Il s’approche, le ventru lui aussi va boire, va trinquer. Il lève son verre, tout le monde se fixe droit dans les yeux. Le cœur est gros. Une pensée pour la centenaire.
Tchin.
Le blanc est frais, il passe bien.
- Vous avez lu la Peste de Camus ? il demande le cuistot… philosophe.
Il est comme ça, du genre philosophe de comptoir. Il lit et conseille des livres à tout le monde dans le village. Il a même chuchoté à Raoul de poser une boite à livres pas loin de la mairie. L’idée est à l’étude.
Camus ?
L’assemblée connait le nom, pour l’œuvre, c’est plus ambigu...
Il cite alors de mémoire la Peste :
« Pour dire simplement ce qu'on apprend au milieu des fléaux, qu'il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser. »
Un nouveau silence s’impose.
- Le petit frère ! Réclame alors Raoul pour détendre l’atmosphère.
Charly, lui, bloque un moment devant l’écran. La télé en boucle sur une chaine info, les bandeaux qui annoncent aux quatre coins du monde des réactions. Des milliers de personnes infectées, des morts par centaines quotidiennement en Italie et la menace qui grossit chaque jour.
D'un coup, il s’intéresse.
D’un coup, ce qui était loin devient menaçant.
Les informations tombent, anxiogènes. On parle des chinois, qui semblent sortir de 45 jours de confinement et remporter un combat contre l’ennemi, des espagnols qui tombent, l’Europe ferme ses frontières. Les politiques causent pour ne rien dire. Y'a même ce grand con de Trump qui bredouille des discours sans queue ni tête.
Qui croire ?
- Vous êtes Parisien ? Demande Jacotte.
Elle lui parle. Comme si elle avait deviné.
- Pourquoi ?
- Je les sens les Parigots… Comme l’autre charlot ! Elle lâche agacée.
Elle avale le fond de son ballon. Raoul continue de blaguer avec le cuistot. Ils se marrent comme de beaux diables.
- L’autre ? Charly veut en savoir plus.
- On a un parigot qui a débarqué il y a… deux ans. Un idiot ! Il a racheté une affaire… Lui c’est un sacré loustic.
Elle ressert un verre, c’est pour elle. Elle ne cherche même pas à attendre que le curé accepte qu’elle verse une bonne rasade.
- Et alors ?
- Vous lui ressemblez !
Impossible de savoir s’il doit bien le prendre. Raoul revient.
- Un dernier pour la route et je vous emmène à votre bureau.
- Mon bureau ?
- L’église ! Pardi, l’église ! Y'a votre patron qui va finir par s’impatienter.
Le cuistot éclate de rire.
Santé ! Les verres se tapent à nouveau.
La boutanche vient d’y passer.
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